SEIZE
Le temps passé à la montagne n’a rien arrangé. Le premier matin, j’ai fait la grasse matinée, mais ça m’a laissé un mal de crâne et un inconfort quand j’ai fini par m’aventurer hors de la chambre. Eishundo Organics n’avait pas conçu ses enveloppes pour la débauche, apparemment. Sylvie n’était pas là, mais la table était chargée de tout ce qu’il fallait pour un petit déjeuner, généralement déjà réchauffé. J’ai fouillé dans les débris et trouvé une boîte de café inutilisée. J’ai tiré la languette et bu à la fenêtre. Des rêves à moitié oubliés trottaient à l’arrière de mon crâne, principalement des trucs cellulaires sur la noyade. Héritage du temps beaucoup trop long que l’enveloppe avait passé dans une cuve. J’avais eu la même chose au début chez Annette. Les affrontements minmils et la rapidité de la vie avec les Furtifs de Sylvie les avaient étouffés en faveur de scénarios plus simples, fuite ou combat, et reconstituaient un galimatias de souvenirs de ma propre conscience multicouche.
— Vous êtes réveillé, a constaté Fouilles 301 en apparaissant en bordure de mon champ de vision.
Je l’ai regardée en levant ma boîte de café.
— J’y travaille.
— Votre collègue vous a laissé un message. Voulez-vous l’entendre ?
— Sans doute.
— Micky, je vais me balader en ville. (La voix de Sylvie sortait par la bouche du construct sans que l’image soit altérée. Dans mon état d’éveil fragile, ça m’a affecté davantage que ça aurait dû. Parfaitement incongru, mais rappel amusant de mon problème.) Je vais m’enterrer dans le flot des données, voir si je peux relancer le réseau, voire l’utiliser pour appeler Orr et les autres. Savoir ce qui leur arrive. Je rapporterai des trucs. Fin du message.
La soudaine réapparition de la voix du construct m’a fait ciller. J’ai opiné de la tête et apporté mon café à table. En poussant quelques reliefs du petit déj, j’ai regardé la spirale un moment. Fouilles 301 flottait derrière moi.
— Donc, je peux me connecter à l’université de Millsport, avec ça. Chercher dans leur pile générale ?
— Ce sera plus rapide si vous me demandez directement, a-t-elle répondu.
— D’accord. Fais-moi un précis sur (j’ai soupiré) Quellcrist F…
— Lancement.
Que ce soit par ennui après des années de non-utilisation ou faute d’une bonne reconnaissance d’intonation, le construct était déjà en branle. La spirale de données s’est gonflée et éclaircie. Une miniature de Fouilles 301 en buste est apparue près du haut et a commencé son précis. Des images illustratives intervenaient pendant l’exposé. J’ai regardé en bâillant, et j’ai laissé tourner.
— Résultat de la recherche, correspondance un. Quellcrist, aussi qualgrist, herbe amphibie native de Harlan. La quellcrist est une espèce d’algue marine des hauts-fonds, de couleur ocre, que l’on trouve avant tout dans les zones tempérées. Quoiqu’elle contienne des substances nutritives, elle n’a rien à voir avec les algues de la vieille Terre ou les espèces cultivées en laboratoire, et n’est donc pas considérée comme une source alimentaire suffisamment économique.
J’ai opiné du chef. Ce n’était pas ce qui m’intéressait, mais…
— Certaines substances médicinales peuvent être extraites des brins de quellcrist adultes, mais hors de certaines petites communautés dans le Sud de l’archipel de Millsport, cette pratique est peu courante. La quellcrist n’est en fait remarquable que pour son cycle de vie. Si et quand elle est piégée dans des conditions arides pour une longue période, les graines de la plante sèchent et deviennent une poudre noire qui peut être portée par le vent sur des centaines de kilomètres. Le reste de cette plante meurt et flétrit, mais la poudre de quellcrist, en entrant de nouveau en contact avec de l’eau, se reconstitue en micrograines qui peuvent en quelques semaines donner une nouvelle plante.
« Résultat de la recherche, correspondance deux, Quellcrist Falconer, nom de guerre de la meneuse d’insurrection et penseuse politique de l’époque de Colonisation. Nadia Makita, née Millsport le 18 avril 47 (calendrier colonial). Morte le 33 octobre 105. Fille unique de Stefan Makita, journaliste à Millsport, et de l’ingénieur marine Fusako Kimura. Makita étudia la démodynamique à l’université de Millsport et publia une thèse controversée, Glissement des rôles sexuels et la nouvelle mythologie, ainsi que trois recueils de vers en stripjap, rapidement devenus cultes dans la communauté littéraire de Millsport. Plus tard…
— Tu peux me donner un peu plus de détails, Fouilles ?
— Durant l’hiver 1967, Makita quitta l’académie, refusant apparemment une généreuse proposition de poursuivre ses recherches à la faculté des sciences sociales et le mécénat littéraire d’un membre éminent des Premières Familles. Entre octobre 1967 et mai 1971, elle voyagea beaucoup sur Harlan, soutenue en partie par ses parents et en partie par plusieurs petits emplois comme coupeuse de belalgue et récolteuse de fruits des corniches. On pense généralement que l’expérience de Makita parmi ces travailleurs aida à durcir ses convictions politiques. La paie et les conditions de travail pour ces deux groupes étaient médiocres, avec des maladies débilitantes courantes dans les fermes de belalgue et des chutes fatales fréquentes chez les récolteurs.
« Quoi qu’il en soit, début 1969, Makita publia des articles dans les journaux radicaux Nouvelle Étoile et Mer du changement, où elle s’éloignait notablement de la tendance réformiste libérale qu’elle affichait pendant ses études – et à laquelle ses parents souscrivaient également. À la place, elle proposait une nouvelle éthique révolutionnaire qui empruntait à des mouvements existants de pensée extrémiste mais était remarquable pour le vitriol avec lequel ces pensées étaient elles-mêmes critiquées, presque autant que la politique de la classe dirigeante. Cette approche ne fit rien pour la rendre populaire auprès de l’intelligentsia radicale de l’époque et elle se trouva, quoique reconnue comme une penseuse brillante, de plus en plus isolée de la mouvance révolutionnaire générale. Faute d’un descripteur adéquat pour sa nouvelle théorie politique, elle la baptisa quellisme, via l’article « La Révolution occasionnelle », où elle avançait que « les révolutionnaires modernes devaient, quand les forces oppressives les étranglaient, balayer le pays comme de la poudre de quellcrist, se répandre partout sans laisser de trace mais portant en eux le pouvoir de la régénération révolutionnaire quand un terreau fertile se faisait de nouveau jour ». On admet en général que sa propre adoption du nom Quellcrist suivit peu de temps après et dérive de la même source d’inspiration. L’origine de son nom Falconer, toutefois, reste sujette à débat.
« Avec l’éclatement des émeutes de belalgue à Kossuth en mai 1971 et l’effondrement qui s’est ensuivi, Makita a fait sa première apparition de guérillera au cours…
— Pause. (Le café dans sa boîte n’était pas si bon, et le défilement tranquille de faits historiques familiers était devenu hypnotique. J’ai bâillé et me suis levé pour jeter la boîte.) Bon, peut-être pas si détaillé, après tout. Passe un peu à la suite.
— … d’une révolution. Que les nouveaux quellistes montants ne pouvaient pas espérer gagner en soutenant l’opposition interne de…
— Encore un peu plus tard. Passe au deuxième front.
— Vingt-cinq années plus tard, cette vantardise apparemment rhétorique a fini par devenir axiome réel. Pour utiliser l’imagerie même de Makita, la poudre de quellcrist dispersée par la défaite des guérilleros grâce à ce que Konrad Harlan appela une « implacable tempête de justice » créait à présent une nouvelle résistance dans une dizaine d’endroits distincts. Le deuxième front de Makita commença exactement comme elle l’avait prédit, mais cette fois la dynamique insurgée avait changé davantage qu’on pouvait s’en douter. Dans le contexte de…
En cherchant un autre café, j’ai laissé le récit glisser sur moi. Ça aussi, je connaissais. À l’époque du deuxième front, le quellisme n’était plus un nouveau venu. Une génération à l’incubation lente sous le talon oppresseur de la répression harlanite en avait fait la seule force radicale encore présente sur la planète. Les autres tendances brandissaient les armes ou vendaient leur âme, abattues d’une façon ou d’une autre par les troupes du Protectorat qui en faisaient des chiots amers et sans illusions. Pendant ce temps, les quellistes ont simplement disparu, abandonnant la lutte et reprenant leur vie comme Nadia Makita avait toujours annoncé que cela pourrait devenir nécessaire. « La technologie nous a donné accès à une longévité dont aucun de nos ancêtres n’aurait pu rêver – nous devons être préparés à utiliser cette longévité, à vivre à cette échelle, si nous voulons réaliser nos rêves. » Et vingt-cinq ans plus tard, ils avaient resurgi, leur carrière établie, leurs familles formées, leurs enfants élevés, ils étaient revenus combattre, pas tant vieillis qu’aguerris, plus sages, plus forts, et nourris par le murmure qui demeurait au cœur de chaque soulèvement individuel : le murmure que Quellcrist elle-même était de retour.
Si la nature semi-mythique de son existence au cours de ces vingt-cinq années de fuite avait été difficile à gérer pour les forces de sécurité, son retour était encore pire. Elle avait cinquante-trois ans, mais une enveloppe neuve, impossible à identifier même pour ses intimes. Elle a traversé les ruines de sa première révolution comme un fantôme de vengeance, commençant par faire le ménage parmi les traîtres et les dissidents de son alliance originelle. Cette fois, il n’y aurait aucune fraction pour distraire les troupes, handicaper le commandement quelliste et la vendre aux Harlanites. Les néomaoïstes, les communautariens, le Sentier du nouveau soleil, le Parlement des gradualistes et les libertaires sociaux. Elle les a traqués dans leur vieillesse stérile, où ils repensaient à leurs propres tentatives pathétiques de prise de pouvoir. Et elle les a tous massacrés.
Le temps qu’elle se retourne contre les Premières Familles et leur timide assemblée, ce n’était plus une révolution.
C’était la Décolonisation.
C’était la guerre.
Trois ans, et le dernier assaut sur Millsport.
Puis les retombées. Le chaos, pour un moment. L’Ébranlement.
J’ai tiré la languette du deuxième café et l’ai bu pendant que Fouilles 301 lisait l’histoire jusqu’à sa conclusion. Enfant, je l’avais entendue un nombre incalculable de fois et avais toujours espéré une légère variation, une rémission de la tragédie inévitable.
— Millsport était fermement aux mains du gouvernement, l’assaut quelliste s’est brisé, et un compromis modéré étant trouvé à l’assemblée, Makita escomptait peut-être que ses ennemis auraient plus pressant à faire que la pourchasser. Elle avait surtout cru en leur amour de la rapidité, mais de mauvais renseignements la menèrent à méjuger le rôle vital que sa capture ou son élimination jouerait dans l’accord de paix. Le temps qu’elle comprenne son erreur, la fuite était quasiment impossible…
Pas « quasiment ». Harlan avait envoyé plus de navires de guerre encercler le cratère d’Alabardos que pour n’importe quel engagement marin dans toute la guerre. Des pilotes d’hélicoptère intrépides firent monter leurs engins à la limite des quatre cents mètres fatidiques avec une maîtrise presque suicidaire. Des tireurs d’élite s’entassaient à l’intérieur, avec des armes lourdes qu’on estimait tolérables par les plates-formes. Les ordres étaient d’abattre n’importe quel appareil essayant de fuir, par n’importe quel moyen, y compris si nécessaire la collision en plein air.
— Dans une dernière tentative désespérée pour la sauver, les hommes de Makita essayèrent une fuite risquée dans un jetcoptère désossé dont on pensait que les plates-formes orbitales pourraient l’ignorer. Toutefois…
— Ouais, OK, Fouilles, ça ira.
J’ai fini mon café. Toutefois, ils avaient merdé. Toutefois, le plan était mauvais – ou une trahison volontaire. Toutefois, un trait de feu céleste s’était abattu du ciel sur Alabardos et avait transformé un hélicoptère en image rémanente. Toutefois, Nadia Makita avait gentiment rejoint l’océan sous forme de molécules organiques dispersées au milieu de la cendre métallique. Je n’avais pas besoin de réentendre ça.
— Et les légendes sur sa fuite ?
— Comme pour tous les personnages héroïques, les légendes sur la fuite secrète de Quellcrist Falconer sont nombreuses. (La voix de Fouilles 301 paraissait empreinte de reproche, mais c’était sans doute mon imagination encore brumeuse.) Certains croient qu’elle n’a jamais mis les pieds dans l’hélicoptère qui fut vaporisé, et qu’elle a quitté l’Alabardos par la suite, déguisée, au milieu des troupes au sol. Les théories plus crédibles viennent de l’idée qu’avant sa mort, la conscience de Quellcrist a été sauvegardée et qu’on l’a ranimée quand l’hystérie postguerre s’est calmée.
J’ai acquiescé.
— Et où l’aurait-on stockée ?
— Les théories varient. (Le construct a levé une main élégante et déplié ses doigts fins en séquence.) Certains prétendent qu’on l’a hyperdiffée hors planète, soit dans une banque de données spatiale…
— Ben tiens, tu parles…
— … soit sur un autre monde colonisé où elle avait des amis. On pense généralement à Adoracion et Nkrumah. Une autre théorie suggère qu’elle a été stockée après une blessure subie à Hokkaido, qui aurait dû la tuer. Puis quand elle s’est rétablie, ses disciples ont abandonné ou oublié la copie…
— Oui, comme on le fait toujours avec la conscience des héros et meneurs…
Fouilles 301 a froncé les sourcils à mon interruption.
— Cette théorie présuppose des combats chaotiques et généralisés, des morts soudaines importantes et une rupture des communications générales. Le genre de conditions présentes à plusieurs périodes des campagnes sur New Hokkaido.
— Mmm.
— Millsport est une autre théorie. Les historiens ont avancé que la famille Makita avait suffisamment progressé dans la classe moyenne pour avoir accès à des capacités de stockage discrètes. Beaucoup de firmes de transferts de données ont mené des batailles légales victorieuses pour conserver l’anonymat de ces piles. La capacité totale de stockage discret dans la zone métropolitaine de Millsport est estimée à plus de…
— Et à quelle théorie croyez-vous ?
Le construct s’est arrêté de façon si abrupte qu’elle n’a pas refermé la bouche. La présence projetée a été prise d’un parasite. De petits caractères de code sont apparus près de sa hanche droite, de son sein gauche et sur ses yeux. Sa voix a pris le ton plat d’un message préenregistré.
— Je suis un construct de service de données Harkany Datasystems, niveau d’interaction basique. Je ne peux pas répondre à cette question.
— Aucune conviction, hein ?
— Je me contente de percevoir les données et l’étendue des probabilités qu’elles génèrent.
— Ça me suffira. Calcule. Quelle est la probabilité majoritaire ?
— Selon toute vraisemblance, d’après les données disponibles, Nadia Makita se trouvait à bord du jetcoptère quelliste à Alabardos, a été vaporisée par le tir orbital et n’existe plus.
J’ai soupiré, et opiné de nouveau de la tête.
— Voilà.
Sylvie est rentrée quelques heures plus tard, avec des fruits frais et une boîte thermos pleine de gâteaux épicés à la crevette. Nous avons mangé sans parler ou presque.
— Tu les as eus ? lui ai-je demandé.
— Non. (Elle a secoué la tête en mastiquant.) Il y a un problème. Vraiment. Je les sentais bien, mais pas assez précisément pour établir un lien de transmission.
Elle a baissé les yeux, crispée comme si elle souffrait.
— Il y a un problème, a-t-elle répété.
— Tu n’as pas enlevé le foulard, au moins ?
Elle m’a regardé.
— Non, je ne l’ai pas enlevé. Ça n’affecte pas la fonctionnalité. Ça me met hors de moi, c’est tout.
— Et moi donc.
Ses yeux ont glissé vers la poche où je gardais d’habitude les piles excisées, mais elle n’a rien dit.
Nous nous sommes mutuellement laissés seuls jusqu’à la fin de la journée. Sylvie est restée tout ce temps assise devant la spirale de données, causant parfois des changements de couleur dans l’affichage sans le toucher ou lui parler. À un moment, elle s’est étendue sur son lit pendant une heure. En jetant un coup d’œil au passage, je l’ai vue remuer les lèvres en silence. J’ai pris une douche, regardé par la fenêtre, mangé des fruits et bu du café dont je n’avais pas envie. J’ai fini par sortir et tourner autour de la base de l’aire martienne, en parlant de façon désinvolte à Fouilles 301 qui, pour je ne sais quelle raison, avait décidé de me suivre. Elle voulait peut-être s’assurer que je n’abîmerais rien.
Une tension indéfinie baignait l’air froid de la montagne. Comme un coït interrompu, comme une tempête qui arrivait.
On ne peut pas rester comme ça éternellement, me suis-je dit. Enfin, je le savais déjà, quelque part. Il faut que ça bouge.
Mais à la place, la nuit est tombée, et après un autre repas monosyllabique, nous avons très tôt regagné notre lit respectif. Je suis resté étendu dans le calme mort de l’isolation sonique de la cabane, imaginant des bruits nocturnes qui appartenaient pour la plupart à un climat plus au sud. Je me suis soudain rendu compte que j’aurais dû y être il y a deux mois. Le conditionnement diplo – gérer le présent et l’immédiat – m’avait empêché d’y penser ces dernières semaines, mais chaque fois que j’avais le temps, mon esprit revenait à Newpest et la Prairie d’Algues. Je n’avais pas dû manquer à qui que ce soit, hormis les quelques rendez-vous ratés, et Radul Segesvar devait se demander si ma disparition silencieuse annonçait ma capture, avec tous les problèmes que cela pouvait lui attirer sur la Prairie. Segesvar m’était redevable, mais c’était une dette à la valeur discutable, et avec les mafias du Sud, mieux vaut ne pas insister sur ces sujets. Les haiduci n’ont pas la discipline éthique des yakuzas. Et quelques mois de silence en trop pouvaient vraiment les énerver.
Les paumes me démangeaient de nouveau. Le désir de sentir la pierre sous mes mains pour l’escalader et me tirer de là.
Sois réaliste, Micky. C’est le moment de te barrer. Tes jours de déClass sont finis. C’était rigolo, tu as une nouvelle tête et tes mains de gecko, mais ça suffit. Il serait temps de te remettre sur le droit chemin. De te remettre au travail.
Je me suis tourné face au mur. De l’autre côté, Sylvie devait dormir dans le même calme, la même isolation. Peut-être aussi la même absence de sommeil angoissée.
Qu’est-ce que je peux faire ? La laisser ?
Tu as déjà fait pire.
J’ai vu le regard accusateur d’Orr. Tu ne la toucheras pas.
J’ai entendu la voix de Lazlo. « Je te fais confiance, Micky. »
Ouais, a ri ma propre voix. Il fait confiance à Micky. Il n’a pas encore rencontré Takeshi Kovacs.
Et si elle est bien qui elle dit être ?
Oh, je t’en prie. Quellcrist Falconer ? Tu as entendu la machine. Quellcrist Falconer a été vaporisée sept cents mètres au-dessus d’Alabardos.
Alors, c’est qui ? Le fantôme dans sa pile, je veux dire. C’est peut-être pas Nadia Makita, mais elle est persuadée que si. Et c’est pas Sylvie Oshima, ça c’est sûr. Alors qui ?
Aucune idée. En quoi ça te concerne ?
Je ne sais pas. Pourquoi pas ?
Ton problème, c’est que les yakuzas ont engagé ta propre personnalité, archivée dans une pile, pour te flinguer. C’est très poétique, et tu sais quoi, il ne fera sans doute pas du mauvais boulot. Il aura certainement les ressources – une condamnation planétaire, tu te rappelles ? Sois sûr qu’ils sauront le motiver. Tu connais les règles pour le double enveloppement.
Et à ce moment, la seule chose qui relie tout ça à l’enveloppe que tu portes, c’est la femme d’à côté et ses mercenaires à la petite semaine. Alors plus tôt tu les laisseras tomber pour repartir au sud et reprendre ton boulot, mieux ce sera pour tout le monde.
Le boulot. Ouais, ça va résoudre tous tes problèmes, Micky.
Et arrête de m’appeler comme ça.
Impatient, j’ai rejeté mes couvertures et je suis sorti du lit. J’ai entrebâillé la porte et vu une chambre vide en face. La table et la spirale de données ondulante, lumineuse dans le noir, le volume de nos deux sacs appuyés l’un contre l’autre dans un coin. La lumière d’Hotei peignait la fenêtre d’un orange pâle sur le sol. Je suis allé nu jusqu’à la flaque de lune et me suis accroupi devant les sacs, cherchant une canette de soda amphétaminé.
Quitte à pas dormir…
Je l’ai entendue derrière moi et me suis retourné avec un malaise froid et étranger dans les os. Ne pas savoir à qui j’aurais affaire.
— Toi non plus ?
C’était la voix de Sylvie Oshima, son regard lupin légèrement interrogateur tandis qu’elle me faisait face, les bras serrés autour de sa poitrine. Elle aussi était nue, les seins serrés et écrasés dans le V de ses bras comme un cadeau qu’elle s’apprêterait à me faire. Les hanches déséquilibrées dans un pas interrompu, une cuisse incurvée légèrement en arrière par rapport à l’autre. Ses cheveux épais autour de son visage encore bouffi de sommeil. Dans la lumière d’Hotei, sa peau prenait une couleur de cuivre et de braise. Elle a eu un sourire incertain.
— Je n’arrête pas de me réveiller. On dirait que ma tête tourne en surrégime. (Elle a désigné le soda dans ma main.) Ça ne va pas t’aider, tu sais.
— Je n’ai plus envie de dormir. (Ma voix était un peu rauque.)
— Non. (Son sourire a fondu et elle est redevenue sérieuse.) Je n’ai pas envie de dormir non plus. J’ai envie de faire ce que tu voulais tout à l’heure.
Elle a ouvert les bras et ses seins se sont libérés. Un peu gênée, elle a rejeté ses cheveux en arrière, appuyant sa main contre l’arrière de son crâne. Elle a déplacé ses jambes pour que ses cuisses frottent l’une contre l’autre. Entre les angles de ses coudes relevés, elle me regardait avec attention.
— Je te plais, comme ça ?
— Je… (Sa position relevait ses seins. Je sentais le sang affluer à ma queue. Je me suis éclairci la voix.) Tu me plais beaucoup, comme ça.
— Tant mieux.
Elle est restée là à me regarder. J’ai posé la canette sur le pack où je l’avais prise et j’ai avancé vers elle. Ses bras sont descendus et se sont enroulés sur mes épaules, se resserrant dans mon dos. J’ai rempli une main du poids doux d’un de ses seins, baissé l’autre vers la jonction entre ses cuisses et l’humidité dont je me souvenais qui…
— Non, attends. (Elle a repoussé la main du bas.) Pas encore, pas ici.
C’était un moment un peu brutal, une rupture avec les attentes établies dans le préfa deux jours plus tôt. J’ai laissé glisser le malaise et posé la deuxième main sur le sein que je tenais déjà. J’ai serré le mamelon pour le faire saillir et l’ai sucé. Elle a tendu la main et pris mon érection, la caressant mais sans cesse sur le point de me lâcher. J’ai froncé les sourcils, me rappelant une poigne plus dure et plus confiante, et j’ai raffermi sa main avec la mienne.
— Oh, pardon.
En trébuchant un peu, je l’ai poussée vers le bord de la table, me suis dégagé de sa main et me suis agenouillé par terre devant elle. Elle a murmuré quelque chose d’une voix de gorge et a écarté les cuisses, se penchant en arrière et posant les deux mains sur la table pour se soutenir.
— Je veux ta bouche sur moi, a-t-elle dit d’une voix langoureuse.
Mes mains ouvertes sont remontées sur ses cuisses et j’ai appuyé le bout d’un pouce de chaque côté de sa chatte. Un frisson l’a traversée, et ses lèvres se sont écartées. J’ai penché la tête pour glisser ma langue en elle. Elle a poussé un petit bruit retenu, et j’ai souri. Elle a dû sentir mon sourire et m’a donné une claque sur l’épaule.
— Salaud. Ne t’arrête pas, salaud.
Je lui ai encore écarté les cuisses et me suis remis au travail. Sa main est revenue se serrer sur mon épaule et ma nuque, et elle ondulait sans cesse sur le bord de la table, ses hanches allant d’avant en arrière au rythme de ma langue. Sa main emmêlait mes cheveux. J’ai réussi un autre sourire contre la pression qu’elle exerçait, mais cette fois elle était trop excitée pour dire quoi que ce soit de cohérent. Elle a commencé à murmurer, mais je ne savais pas si c’était pour moi ou pour elle-même. Au début, ce n’était que les syllabes répétées de l’encouragement, mais à mesure qu’elle approchait de l’orgasme, quelque chose d’autre a commencé à émerger. Perdu dans ce que je faisais, il m’a fallu du temps pour le reconnaître. Aux affres de l’orgasme, Sylvie Oshima chantait un fragment de code machine.
Elle a fini avec un raidissement et en m’écrasant la tête entre ses cuisses. J’ai desserré sa prise, me suis levé et lui ai souri.
Et me suis retrouvé face à une autre femme.
Impossible de dire ce qui avait changé, mais mes sens de Diplo l’ont perçu, et une certitude absolue est arrivée avec l’équivalent d’un éboulement dans mon estomac.
Nadia Makita était de retour.
Elle était là, dans l’étrécissement des yeux et le rictus au coin de sa bouche qui n’appartenaient à aucune expression de Sylvie Oshima. Dans une sorte de faim qui flottait autour de son visage comme le feu, et dans son souffle qui sortait en petits hoquets comme si l’orgasme, une fois passé, revenait comme par une sorte de feedback interne.
— Bonjour, Micky la Chance, a-t-elle soufflé.
Son souffle a ralenti et sa bouche s’est tordue en un sourire pour remplacer celui qui venait de quitter mon visage. Elle s’est laissé glisser de la table, a baissé la main pour me toucher entre les cuisses. C’était bien la poigne confiante dont je me souvenais, mais une grande partie de mon érection avait disparu dans la surprise.
— Un problème ? a-t-elle murmuré.
— Je…
Elle utilisait ses deux mains sur moi comme si elle enroulait lentement une corde. Je me suis senti durcir de nouveau, et elle m’a regardé.
— Un problème ?
— Pas de problème, ai-je répondu.
— Tant mieux.
Elle a glissé à genoux avec élégance, le regard encore braqué sur le mien, et a pris mon gland dans sa bouche. Une main est restée sur mon membre, caressant, pendant que l’autre trouvait ma cuisse droite et s’y cramponnait.
Putain, c’est de la folie, m’a dit une partie de ma conscience de Diplo en mission. Il faut que tu t’arrêtes tout de suite.
Avec son regard toujours dans le mien, tandis que sa langue et ses dents et sa main me menaient vers l’explosion.